Vingt minutes plus tard, les deux hommes et Hugo étaient déposés par un cabriolet devant le Palais de justice. Il faisait nuit maintenant et en cette froide soirée, il n’y avait guère âme qui vive alentour.

– Où sont Théo et Gilles ? s’impatienta Fortuné. Il ne s’agit pas de perdre de temps !
Il montra soudain le haut des marches, où la lumière d’une lanterne éclairait trois silhouettes qu’il rejoignit à pas mesurés, soutenant son compagnon par le bras.
La troisième était celle d’un homme qui ne se présenta pas, mais qui occupait apparemment une fonction respectable, car Gilles s’adressait à lui avec déférence en l’appelant « Monsieur ».
Ils s’engouffrèrent dans une longue galerie sur la droite du bâtiment. Champoiseau soufflait comme un bœuf, mais ses jambes gardaient leur vigueur. La perspective de retrouver Raphaëlle le chargeait d’une énergie dont il ne se serait pas cru capable.
Ils empruntèrent une autre galerie encore à droite, traversèrent un préau, puis une autre galerie encore et parvinrent dans une cour. Tout était noir et silencieux. Les étoiles brillaient dans le ciel d’hiver.
Dans un coin nord de la cour, une barrière de fer protégeait sur trois côtés l’accès à un escalier qui descendait sous terre. Au bas d’une vingtaine de marches, les cinq hommes et Hugo accédèrent à une galerie souterraine qui descendait à droite et à gauche, au sol pavé mais abîmé par des trous qu’on ne découvrait qu’après avoir mis le pied dedans. L’air humide était chargé d’odeurs d’égouts.
– Je ne connais pas la femme dont vous m’avez parlé, dit l’inconnu à Gilles. Je ne sais pas où elle se trouve, ni même si elle est ici.
D’un coup, l’enthousiasme de Fortuné, Théodore et Champoiseau retomba.
– Je vous laisse là, prenez ma lanterne. Les deux côtés de la galerie ne communiquent pas. Il y a de multiples embranchements. Veillez à toujours savoir comment revenir sur vos pas. Les cellules sont inégalement réparties dans chaque couloir. Il y a aussi des portes qui conduisent aux canaux des égouts. Ne les franchissez pas. Ce n’est certainement pas là-bas que se trouve celle que vous cherchez.
Sur ces paroles, il remonta les marches et disparut.
– Il ne veut pas que l’on sache que c’est lui qui nous a guidés jusqu’ici…, expliqua Gilles. Maintenant, soit nous allons chercher de l’aide, soit nous entreprenons la recherche tout de suite, avec nos seules forces.
– Y a-t-il d’autres lanternes, des gardes ?…, demanda Champoiseau.
– Je ne crois pas. C’est la première fois que je viens ici, répondit Gilles.
– Allons-y sans attendre ! décida Théodore.
– Quelle direction prenons-nous ? questionna Champoiseau. Nous n’avons qu’une lanterne, nous devons rester ensemble.
Ils n’apercevaient ni d’un côté ni de l’autre, de porte, de grille ou de renfoncement dans les parois de la galerie qui auraient indiqué la présence d’une cellule. L’éclairage de la lanterne ne portait de toute façon que jusqu’à une vingtaine de mètres. Quelques sons assourdis leur parvenaient, mais il était difficile d’identifier d’où ils venaient.
Hugo s’interrogeait, tournant la tête à droite et à gauche, humant l’odeur pénétrante des égouts et certainement, aussi, celle de rats qui avaient autre chose à faire qu’à s’exposer à la lueur de la lanterne, mais ne circulaient pas moins autour d’eux dans divers passages à l’abri des regards.
Fortuné sortit un châle d’une poche.
– Je me demandais si tu l’avais pris avec toi, dit Théodore d’un air rassuré.
– C’est un châle qui appartient à Raphaëlle, que j’ai pris dans sa chambre, expliqua Fortuné à Gilles et Champoiseau, dont le regard brilla.
– Hugo ! appela t-il aussitôt. Viens renifler ça !
– Vous pensez vraiment qu’avec toutes ces odeurs et avec tout ce temps passé depuis que Raphaëlle a été conduite ici, votre chien peut retrouver sa trace ? demanda Gilles.
– Il l’a déjà fait dans d’autres occasions, répondit le vieil homme. Je l’entraîne chaque semaine. C’est un jeu pour lui et moi, un jeu qui va, je l’espère, nous aider ce soir.
Ils approchèrent le châle du museau d’Hugo et Champoiseau lui ordonna :
– Trouve !
Le chien, la queue frétillante, choisit la galerie qui partait vers la gauche. Il reniflait le pavé avec avidité tout en avançant d’une manière décidée.
– Si vous voulez, proposa Champoiseau en souriant, je pourrai entraîner des chiens pour la Préfecture de Police !
– Nous verrons, dit Gilles.
Les murs étaient couverts de plaques de champignons difformes. On aurait dit des tumeurs, comme si la pierre elle-même était malade dans ce milieu irrespirable.
Après avoir tourné deux ou trois fois, ils débouchèrent sur quatre cellules que leur lanterne sortit du néant. Dans la première, un corps dormait ou était mort et, à l’extrémité, un homme assis par terre les regardait, la tête appuyée sur ses genoux remontés devant lui. La seconde était vide. Dans la troisième, un prisonnier se tenait agrippé aux barreaux, ouvrant de grands yeux dans leur direction. La quatrième était vide.
Ils demandèrent aux deux hommes :
– Nous recherchons une femme arrivée ici il y a dix jours. Savez-vous où elle se trouve ?
Hugo souhaitait continuer son chemin ; Raphaëlle se trouvait donc sans doute encore plus loin. Comme aucun des deux hommes ne répondait, le petit groupe reprit sa route.
Ils parvinrent rapidement dans un boyau qui s’élargissait et présentait d’un côté deux cellules et, à l’opposé, trois autres dont une murée par des briques. Chacune contenait un homme. Deux d’entre eux s’étaient approchés des barreaux, alertés par les voix et la lumière.
– Ne vous approchez pas ! ordonna Gilles à ses coéquipiers.
Un homme supplia doucement qu’on le fasse sortir. Les autres restaient silencieux, la plupart se couvrant les yeux pour les protéger de la lueur de la lanterne. Hugo s’était assis au milieu, apparemment pour se reposer un peu. Gilles dit d’une voix autoritaire :
– Nous cherchons une femme arrivée ici il y a dix jours. L’un de vous l’a-t-il vue ?
Une voix s’éleva du fond de la troisième cellule :
– J’étais là il y a dix jours, ce qui n’est pas le cas de tout le monde ici. La femme est passée par ici, mais on l’a emmenée plus loin, je ne sais pas ce qu’elle est devenue. Jusqu’à il y a deux ou trois jours, on l’entendait appeler.
L’homme restait dans le noir.
– Décris-nous la femme, demanda Gilles.
– Impossible. Elle portait une grande cape et une capuche. On ne la voyait pas.
– Comment sais-tu alors qu’il s’agissait d’une femme ?
– Ses pieds. Elle avait perdu une chaussure. J’ai vu un pied de femme. Je sais de quoi je parle, je suis bottier.
– Quelle taille ?
L’homme plaça sa main à hauteur de son nez. Gilles poussa un grognement et regarda les autres. Dans leur dos, l’autre homme s’agrippait aux barreaux et continuait de les supplier de le faire sortir. Il fixait les clés que Gilles tenait à la main et commençait à pleurer.
– Allons-y, décida Gilles. Nous sommes près du but.
– Où est Hugo ? demanda Champoiseau, je ne l’entends plus !
Il avait disparu sans crier gare. Ils se mirent à crier son nom en continuant de progresser dans la galerie qui se rétrécissait à nouveau. Ils arrivèrent à un nouvel embranchement et s’arrêtèrent, écoutant le silence de toutes leurs forces. Soudain, des aboiements lointains dans le couloir de droite. Ils s’y précipitèrent, le cœur battant à tout rompre. Après une trentaine de mètres, leur lanterne éclaira enfin la scène : Hugo jappait devant une cellule au milieu de laquelle gisait un corps inerte. À côté deux cellules abritaient trois hommes qui observaient sans bouger.
Fortuné se sentit tout à coup très las, vidé de toute énergie. La petite lueur d’espoir qui l’avait guidé jusqu’à présent semblait près de s’éteindre brusquement. Mais déjà, Gilles avait ouvert la porte et s’agenouillait avec Théodore autour de Raphaëlle.
– Le corps n’est pas froid ! dit Théodore d’une voix étranglée. Bon Dieu, je ne trouve pas le pouls !
Il lui prit les deux poignets.
– Ça y est, je le sens, le pouls bat, elle est vivante !
Il la souleva de terre.
– Sortons d’ici !
Champoiseau accorda une vive caresse à Hugo, en se promettant de le remercier d’autre manière lorsqu’ils seraient en lieu sûr. Fortuné poussa un grand soupir de soulagement et reprit ses esprits. Il échangea un regard avec Théodore. Les bras de celui-ci ne portaient pas un cadavre, mais un être vivant.
Il fallait maintenant retrouver la sortie au plus vite. Il saurait retrouver la grande galerie où le prisonnier leur avait parlé. Ensuite, il fallait prendre toujours à droite jusqu’à l’air libre. La lanterne en main, il prit la tête du groupe.
Quand ils repassèrent devant lui, le prisonnier les interpella :
– C’est possible qu’on vous attende à la sortie, dit-il.
– Hein !? répondit Gilles. Qui ?
– Celui qui vous a remis ces clés.
– Je le connais et il me connaît. Il n’oserait jamais faire çà !
– Quand il a conduit ici l’homme qui a amené cette femme il y a dix jours, insista le prisonnier, je les ai entendus parler. L’homme a ordonné à celui qui a les clés : « Elle ne doit sortir d’ici sous aucun prétexte. »
– Cet homme est mort, annonça Gilles.
– L’homme aux clés le sait-il ?
– Non, je ne crois pas… et pourquoi m’aurait-il donné ses clés, si c’est pour m’empêcher ensuite de sortir d’ici ?
– Le temps d’aller chercher des renforts, répondit calmement le prisonnier.
Gilles réfléchit quelques secondes. Puis il sortit son pistolet et dit :
– Je vais ouvrir les cellules.
Celui qui sanglotait cessa immédiatement. Gilles continua en s’adressant à Théodore puis aux prisonniers :
– Donne lui ton arme (il montra Fortuné). Nous sommes armés de pistolets et de lourds bâtons. Vous êtes quatre, nous sommes quatre, mais plus vigoureux que vous et armés. N’essayez rien contre nous. Nous voulons quitter cet enfer, vous aussi. Une fois dehors, je vous promets que nous vous laisserons aller.
Il ouvrit les cellules une à une et poursuivit, désignant Fortuné :
– Suivez cet homme et ne faites pas un bruit.
Le groupe ayant doublé de taille reprit sa progression au pas de course. Fortuné s’inquiétait pour Champoiseau et essayait de ne pas aller trop vite. Il fut soulagé, après un instant, de distinguer le bas des marches qu’ils avaient descendues quelques moments auparavant. Il fit halte et décida d’éteindre la lanterne. Si quelqu’un les attendait au-dessus, mieux valait être le plus discret possible. Il se souvenait que le ciel était clair. La lune devrait suffire à les éclairer et il fallait qu’ils sortent prudemment. Il se dirigea vers l’arrière du groupe pour vérifier que Champoiseau avait bien suivi.
Ensuite, tout se passa tellement vite que personne ne fut capable, après coup, de reconstituer précisément le fil des événements.